Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/76

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er l’adresse de ses parents d’une voix qui ne tremblait pas. Tandis que le fiacre nous emportait à travers ce vieux quartier du Val-de-Grâce, il pouvait voir, par la vitre de la portière, défiler des coins de rues de nous si connus, des faces de boutiques, des angles de murs, cent aspects familiers qui faisaient se lever devant lui, comme devant moi, les fantômes de tant d’heures de sa studieuse jeunesse. Avions-nous assez souvent erré ensemble sur ces trottoirs, lui se rendant à un cours, moi l’accompagnant, ou bien moi l’entraînant vers le Luxembourg et lui me suivant, pour prolonger une de nos innombrables causeries d’idées ? Toutes ces heures, oui, toutes, celles des ardents travaux, celles aussi des nobles plaisirs, était-il possible qu’elles fussent dues à un abominable crime, que son père et sa mère en eussent volé pour lui le loisir au malheureux que nous quittions ? Si cette évidence m’accablait de mélancolie, moi, un simple témoin, de quel désespoir devait-il être possédé, lui, l’acteur vivant de cet affreux drame, — un drame dont il était le héros et qu’il avait ignoré ? Il gardait pourtant cette absolue maîtrise de soi que je lui avais vue devant des lits d’hôpital. Il semblait assister à sa propre agonie mentale avec la même fermeté d’esprit qu’il avait eue pour soigner tant d’autres agonies, moins douloureuses que la sienne. Son visage était comme serré de volonté, ses yeux secs, sa bouche fermée. Nous n’échangeâmes pas plus de paroles durant ce trajet que nous n’en avions échangé durant le précédent. A quoi bon ? Ce fut moi, l’étranger,