Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/86

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Le reste en est sorti tout naturellement. Je savais bien que je me damnais, mais c’était pour toi… Voilà dix ans, Eugène, entends-tu, dix ans, que je ne me confesse pas, pour que le prêtre ne me dise pas qu’il faut rendre quelque chose du dépôt. Tu pouvais en avoir besoin… Va ! Je t’ai bien aimé, mon enfant, et c’est par toi que Dieu m’a punie, dès les premiers jours. Non que tu m’aies jamais fait souffrir, toi, la perfection sur la terre. Mais justement, quand je t’ai vu si parfait, j’ai commencé d’avoir une terreur, un pressentiment que cette vie ne durerait pas, que nous ne réussirions pas, que tu nous serais ôté, là, tout d’un coup, en pleine jeunesse, en pleine espérance. Je t’assure, s’il y avait eu des difficultés, si tu avais moins bien travaillé, je n’aurais pas eu cette impression d’une menace suspendue sur nous, à cause de ce que nous avions fait, toujours, toujours… J’ai voulu endormir cette terreur, en me punissant volontairement, ton père aussi. Depuis qu’il s’était laissé persuader par moi, je voyais qu’il se privait de tout. Il n’a plus fumé, plus bu de café, plus rien mangé que le strict nécessaire. Nous pouvons nous rendre cette justice que nous n’avons rien pris pour nous… Mais j’avais beau jeûner, me mortifier, m’atteindre dans ma chair, toujours cette idée me revenait que cela n’était rien, et qu’un jour viendrait où je serais frappée en toi… Les années ont passé, mon Eugène, sans rien m’apporter que des raisons d’être plus fière de toi, de t’aimer davantage… Et plus j’étais heureuse par toi, plus l’idée grandissait que nous