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LE DISCIPLE

devînmes-nous en découvrant dans une des cases du bonhomme un Musset en assez mauvais état, les volumes de poésie, qui coûtaient quarante sous les deux ? Ils étaient si usés, si maculés !… Nous commençâmes par les feuilleter, puis il nous devint impossible de ne pas les posséder. En réunissant nos deux « semaines », nous arrivâmes à les emporter, — et c’est là, dans la petite chambre d’Émile, assis, lui sur son lit, moi sur une chaise, que nous lûmes Don Paez, les Marrons du feu, Portia, Mardoche, Rolla. J’en tremblais, comme d’une grosse faute, et nous nous laissions envahir par cette poésie comme par un vin, longuement, doucement, passionnément.

J’ai eu, depuis, entre les mains, dans cette même chambre d’Émile et dans la mienne propre, grâce à des ruses d’amant en danger, bien des volumes clandestins et que j’ai bien aimés, depuis la Peau de chagrin, de Balzac, jusqu’aux Fleurs du mal, de Baudelaire, sans parler des poèmes de Henri Heine et des romans de Stendhal. Je n’ai jamais éprouvé d’émotion comparable à celle de ma première rencontre avec le génie de l’auteur de Rolla. Je n’étais ni un artiste ni un historien. La valeur plus ou moins haute de ces vers, leur signification plus ou moins actuelle me laissait donc indifférent. C’était un frère aîné qui venait me révéler, à moi, chétif encore, et qui n’avais pas vécu, l’univers dangereux de l’expérience sen-