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LE DISCIPLE

une joie physique à renverser, vos livres à la main, l’antique édifice des croyances où j’avais grandi. Oui, c’était la mâle félicité qu’a célébrée Lucrèce, celle de la négation libératrice, et non plus les lâches mélancolies d’un Jouffroy. Cet hymne à la Science dont chacune de vos pages est comme une strophe, je l’écoutais avec un ravissement qui fut d’autant plus intense que la facilité d’analyse, principale raison de ma piété, trouvait à s’exercer, grâce à vous, avec une autre ampleur qu’au confessionnal et que vos deux grands traités m’éclairaient sur mon univers intérieur, en même temps que la Psychologie du Dieu m’éclairaient sur l’univers extérieur, d’une lumière qui, même aujourd’hui, reste mon dernier, mon inextinguible fanal dans la tempête.

Toutes les incohérences de ma jeunesse, en effet, comme vous me les expliquiez ! Cette solitude morale dont j’avais tant souffert, auprès de ma mère, auprès de l’abbé Martel, auprès de mes camarades, de tous, même d’Émile, — je la comprenais maintenant. Dans votre Théorie des passions, n’avez-vous pas démontré que nous sommes impuissants à sortir du Moi, et que toute relation entre deux êtres repose sur l’illusion, comme le reste ? Ces chutes des sens dont j’avais eu des remords si atroces, votre Anatomie de la volonté m’en révélait les motifs nécessaires, l’inéluctable logique. Les complications que je m’étais repro-