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LE DISCIPLE

tants d’une fureur féroce contre ce charmant visage, toujours immobile dans sa rêveuse froideur, et qui me troublait si profondément sans avoir l’air de s’en apercevoir.

Combien de temps avait duré cette période d’inertie à la fois passionnée et découragée ? Je ne le sais pas. Nous étions, Mlle de Jussat et moi, dans une situation très particulière, poussés l’un vers l’autre, elle par un amour naissant et qui s’ignorait encore, moi par toutes les raisons confuses que je vous ai analysées et que je regardais plus que je ne la regardais elle-même. Bien que nous fussions ensemble à tant d’heures du jour, aucun de nous deux ne soupçonnait donc les sentiments de l’autre. Dans des données pareilles, on ne se rend pas compte si les événements qui marquent une nouvelle crise sont des effets ou s’ils sont des causes, si leur importance réside en eux-mêmes ou bien s’ils nous servent simplement à manifester les états latents de notre âme. Mais ne pourrait-on pas poser cette question à propos de chaque destinée prise en son ensemble ? Que de fois, surtout depuis que j’use mes heures dans cette cellule n° 5, entre ces quatre murs blanchis à la chaux, ne voyant que le ciel vide par les quatre ouvertures percées au bord du toit, à scruter et scruter encore l’intime de ma courte histoire, oui, que de fois me suis-je demandé si notre sort nous crée notre pensée, ou si, au contraire,