Page:Bourget - Le Disciple.djvu/272

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
271
LE DISCIPLE

plus ou moins doctement commentée. Je sentais, avec une évidence affreuse, que cette intensité souveraine de l’émotion, seule Charlotte me la procurerait si elle était dans cette chambre, assise sur ce fauteuil, couchée sur ce lit, unissant sa chair périssable à ma chair périssable, son âme condamnée à mon âme condamnée, sa fugitive jeunesse à ma jeunesse ; et comme tous les instruments d’un orchestre s’accordent pour produire une note unique, toutes ces forces diverses de mon être, les intellectuelles, les sentimentales, les sensuelles, s’accordaient dans un cri aigu de désir. Hélas ! de savoir les causes de ce désir en exaspérait encore la folie, et la vision de l’univers avivait en moi la frénésie de la vie personnelle au lieu de la calmer.

La phrase de Marianne, subitement revenue à ma pensée, me fit souvenir des temps dont je vous ai parlé, et des ardeurs que j’avais connues alors. Je me dis que sans doute je me trompais sur moi-même en me croyant un abstrait, un intellectuel pur. Depuis des mois et des mois que j’étais entièrement sage, ne vivais-je pas au rebours de mon caractère ? Les phénomènes de passion pour Charlotte dont j’étais le théâtre ne dérivaient-ils pas simplement d’une chasteté trop prolongée ? Peut-être ce désir n’avait-il rien de psychologique, et manifestait-il une apoplexie de jeunesse, un excès de sève à dépenser ? « Ce