Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/207

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fois que cette émotion d’art avait été apparente :

— « Je gagerais, » dit-elle, « que vous n’avez pas écrit ces vers pour la comédie ? »

— « C’est vrai, » dit René qui se sentit de nouveau rougir. Il se serait fait un scrupule de mentir à cette femme, même pour lui plaire. Mais comment lui raconter l’indigne histoire dont il avait, avec ce pouvoir de transposition dans l’Idéal propre aux poètes, résumé la mélancolie dans cette romance ?

— « Ah ! vous autres hommes, » reprit-elle sans insister, « comme vous allez et venez dans la vie, comme vous êtes libres ! … Du moins ne prenez pas cela pour une plainte… Nous autres, épouses chrétiennes, notre rôle est d’obéir, c’est le plus beau. » Puis, après un silence : « Hélas ! Nous ne choisissons pas toujours notre maître… » Elle ajouta, avec une intonation de voix résignée et fière qui autorisait et interdisait à la fois toutes les réflexions : « Je regrette tant de n’avoir pu encore vous présenter à M. Moraines. Vous verrez, c’est un homme charmant… Il ne s’occupe pas beaucoup d’art, mais il a de grandes capacités pour les affaires… Malheureusement nous vivons à une époque où il faut être d’Israël pour monter très haut… » L’antisémitisme était, comme on peut croire, très étranger à Suzanne