Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/213

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que ce dernier nourrît sur madame Moraines une opinion injuste. Ce désir que l’ami le plus cher fasse dans son estime une place à part à la femme que nous aimons, lequel de nous ne l’a connu à vingt-cinq ans ? Il est aussi fort que l’est à quarante le sage désir de nous cacher d’abord de ce même ami. La première action de René, à l’instant même où il quitta Suzanne, fut de se diriger vers la rue de Varenne. Il n’était pas retourné chez Claude Larcher depuis le jour où il y avait rencontré Colette, et, en poussant la lourde porte cochère, puis en traversant la vaste cour de l’hôtel Saint-Euverte, il ne put s’empêcher d’établir une comparaison entre ces deux visites. Bien peu d’heures les séparaient cependant, et quel abîme ! Le jeune homme était en proie à cette délicieuse fièvre qui rend impossible tout raisonnement. Il ne se dit pas que sa madone avait été bien experte à le mener très loin, très vite. L’effrayante rapidité des progrès de son amour lui fut seulement douce à constater. Elle lui en démontrait mieux la force. Il se sentait si léger, si heureux, qu’il gravit deux par deux les marches du vieil escalier, comme il faisait tout enfant, lorsqu’il rentrait de la pension, le samedi, ayant obtenu la première place. Le domestique, cette fois, l’introduisit sans la moindre difficulté, mais avec une si longue physionomie