Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/257

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descendu de voiture, à s’enfoncer dans le bois dépouillé. Le feuillage sec criait sous ses pas. Le ciel bleu et froid de l’après-midi de février se développait sur sa tête. Par instants il apercevait, à travers un entrelacement de troncs noirs et de branches nues, la ruine mélancolique du vieux château et l’eau glauque du bassin sur lequel madame Moraines avait vu jadis se promener en barque le malheureux et noble prince, tué au Cap ! Ces impressions d’hiver, ces souvenirs d’un passé tragique flottaient autour du jeune homme, sans distraire sa rêverie du point fixe qui l’hypnotisait, pour ainsi dire : par quels procédés vaincre la volonté de cette femme dont il était aimé, qu’il aimait, qu’il voulait à tout prix revoir ? Que faire ? Se présenter chez elle et forcer sa porte ? S’imposer à elle en courant les salons où elle pouvait aller ? L’importuner de sa présence au tournant des rues et dans les théâtres ? Toute sa délicatesse répugnait à une conduite où Suzanne pût trouver une seule raison de l’aimer moins. Non, c’était d’elle qu’il désirait tout tenir, même le droit de la contempler ! Il avait, dans son adolescence et les pures années de sa première jeunesse, nourri son cœur de tant de chimères, qu’il pensa sincèrement à ne plus rien tenter pour se rapprocher d’elle, et à lui obéir, comme auraient fait Dante à sa Béatrice, Pétrarque à sa Laure,