Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/258

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Cino de Pistoie à sa Sylvie, ces fiers poètes en qui s’exprime la noble conception, élaborée par le moyen âge, d’un amour imaginatif et pieux, tout de renoncement et de spiritualité. Il avait tant goûté autrefois la Vie nouvelle et les sonnets de ces rêveurs à leurs Dames mortes. Comment cette littérature sublimée et presque monacale aurait-elle tenu contre le venin de passion sensuelle que la beauté de Suzanne et son luxe lui avaient insinué dans le sang, à son insu ? … Lui obéir ? … Non, il ne le pouvait pas. Les projets tourbillonnaient de nouveau dans sa tête, et il usait ses nerfs par du mouvement, seul remède à cette horrible souffrance, l’agonie de l’inquiétude. Le soir tomba, un soir d’hiver au crépuscule sinistre et court. Ce fut alors qu’épuisé par l’excès de l’émotion, René finit par s’arrêter à la seule décision immédiatement exécutable : écrire à Suzanne. Il gagna le village de Saint-Cloud, il entra dans un café, et ce fut là, sur un buvard infâme, avec une plume écachée, au bruit des billes de billard poussées par des fumeurs de pipes, sous l’œil narquois d’un garçon malpropre, qu’il composa une première lettre, puis une seconde, et cette troisième enfin, — avec quelle honte du papier qu’il employait et de l’endroit où il se trouvait ! Il lui eût été insoutenable que Suzanne le vît ainsi ; mais, d’autre part, il se