Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/319

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sortons épuisés ; — mais quelle fatigue délicieuse ! Il fallait à René, pour échafauder les scènes de son drame actuel, une tension presque douloureuse de toute sa pensée, une pire tension pour mettre en vers les morceaux qu’il avait, au préalable, esquissés en prose. Sa verve ne s’éveillait plus en fougues heureuses. Il y avait à cela plusieurs raisons d’ordres très divers, une toute physique d’abord ; le gaspillage de sève vitale qu’entraîne toute passion partagée ; — une, morale : la préoccupation constante de Suzanne et l’incapacité de l’oublier jamais entièrement ; — une, intellectuelle, enfin, et la plus puissante : le poète subissait, et il ne s’en rendait pas compte, cette influence du succès, meurtrière même aux plus beaux génies. En concevant et en écrivant, il commençait de penser au public. Il apercevait en esprit la salle de la première représentation, les journalistes à leurs fauteuils, les gens du monde, ici et là, et, sur le devant d’une baignoire, madame Moraines. Il entendait à l’avance le bruit des applaudissements, aussi démoralisant pour les auteurs dramatiques que le chiffre des éditions peut l’être pour les romanciers. La vision d’un certain effet à produire se substituait en lui à cette vision désintéressée et naturelle de l’objet à peindre, pour le plaisir de le peindre, qui est la condition nécessaire de l’œuvre d’art vivante. Trop jeune