Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/335

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

histoire que ces quelques mots-là, toute notre histoire ! Seulement, j’étais, moi, le vrai Perdican de la comédie, avec cette source d’idéal et d’amour au fond de l’âme, toujours jaillissante malgré l’expérience, toujours pure malgré tant de fautes ! … Et elle, ma Camille, elle avait été souillée, à ne l’en pouvoir laver, par tant de hontes ! Ah ! Que la vie a donc tristement bavé sur ma fleur ! Et quand j’ai voulu la respirer, quelle odeur de mort !

Allons, allons, ce n’est pas pour vous raconter cela que je me suis mis à ma table, devant mon balcon à travers les colonnettes duquel je vois passer les gondoles. Elles glissent, elles penchent, elles volte-virent, si coquettement funèbres et sveltes ! Si chacun de ces cercueils flottants emportait un de mes rêves défunts, quelle procession interminable sur cette eau morne ! Que ne suis-je aqua-fortiste ; je sais bien la composition macabre que je graverais : une fuite de ces barques noires dans le crépuscule, des squelettes blancs pour gondoliers à la proue et à la poupe, ramant tout droits, une rangée de palais ruinés, et j’écrirais en dessous : — « Ainsi est mon cœur ! » Après une jeunesse plus foulée que le raisin des vendanges, et si misérable, quand je venais d’échapper à peine aux esclavages du métier, c’est l’horrible esclavage de cet amour-là