Page:Bourget - Une idylle tragique, Plon-Nourrit.djvu/50

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C’était précisément la seule table dont Pierre ne se fût pas approché quand il avait examiné les salles, rebuté par le flot de foule qui se pressait là, plus épais que partout ailleurs. Il fit signe à son camarade qu’il n’était pas assez grand pour y voir par-dessus cette houle d’épaules et de têtes, et Corancez recommença de se glisser, en précédant son timide compagnon, à travers ce mur vivant de spectateurs et de spectatrices, dont la curiosité paraissait surexcitée au plus haut degré. Les jeunes gens comprirent pourquoi, lorsque après plusieurs minutes d’étouffants efforts ils occupèrent de nouveau cette place derrière le croupier qu’ils avaient eue tout à l’heure à la table du trente-et-quarante. Il se jouait là, en effet, une de ces parties extraordinaires qui figurent ensuite dans la légende de la côte, puis se propagent à travers l’Europe et les deux Amériques. Hautefeuille subit comme un choc à le constater : l’héroïne de cette partie était justement cette baronne Ely dont l’adorable prénom — ce délicieux diminutif autrichien d’Elisabeth — se répétait tout seul dans son cœur avec une douceur de musique. Oui, c’était bien Mme de Carlsberg qui faisait le centre de tous les regards de ce public, si blasé pourtant. Elle déployait, dans le caprice d’un jeu déraisonnable, l’espèce de grâce imposante et douce qui avait inspiré au jeune homme son sentiment d’idolâtrie passionnée. Ah ! qu’elle était fière même en ce moment, et qu’elle était belle ! Son buste mince, la seule partie de son corps qu’il pût apercevoir,