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DES RAPPORTS ET DES LIMITES

droit privé[1] ? Deux questions ont occupé l’esprit de ce jurisconsulte appelé à faire œuvre d’homme d’État une question de mécanisme et une question de principe. Comment convient-il de régler l’élection et les attributions du Président, pour qu’il n’ait pas les moyens de faire violence aux autres pouvoirs et de détruire ou fausser la constitution ? Quelles défenses et limitations préventives empêcheront le plus efficacement ces empiétements à prévoir ? Voilà la question de mécanisme. La souveraineté réside dans la nation. Par quelle voie assurera-t-on le dernier mot aux délégués les plus directs du peuple ? Voilà la question de principe. — Combien différentes et plus complexes seront les préoccupations, combien plus modestes les prétentions du constituant nourri dans une longue familiarité avec l’histoire ! Quel est le type du pouvoir exécutif qui répond aux instincts durables ou récurrents d’une société comme la France actuelle, parvenue à un certain degré de civilisation, façonnée par de longs siècles de discipline catholique et de vie militaire ? Un président — quelles que soient ses capacités — sur qui plane l’ombre de l’amendement Grévy, créature improvisée d’une délibération hâtive, enfanté sans grossesse pour ainsi dire, confondu dans le groupe de ses ministres, habit noir parmi des habits noirs, suffira-t-il longtemps à ce qui reste d’anthropomorphisme et de goût décoratif dans les masses, à leur besoin de se sentir gouvernées, de se représenter le gouvernement sous une forme saisissable ; bien plus, de sentir vaguement dans la constitution un au-delà, quelqu’un en qui espérer, à qui avoir recours en cas de défaillance des pouvoirs de premier plan ? Dans un ciel d’où Dieu disparaîtrait et où il n’y aurait plus que ses saints, ceux-ci seraient bientôt injuriés et vilipendés, et l’on s’accommoderait au besoin d’un Dieu de ren-

  1. Une précaution et une réserve sont ici nécessaires. La réalité ne connaît pas le juriste pur et le politique pur. Elle ne nous présente guère que des personnages mixtes en qui prévaut cependant l’une des deux tendances opposées. Le juriste que nous allons rencontrer dans les espèces ci-après, ce n’est aucun homme réel, c’est le type moyen de cette multitude d’hommes ordinaires, qui ont passé par les études de droit et ont reçu de là une empreinte que n’a pas corrigée la connaissance de l’histoire ; cette multitude se répand ensuite dans les fonctions publiques ; c’est elle qui donne le ton à l’opinion courante et décide des grands intérêts de l’État par le poids de son nombre. Que les hommes nés supérieurs et avec une originalité plus forte que toute éducation ne se reconnaissent pas dans cette figure, abstraite comme toute moyenne, cela va de soi. J’en dirai autant de ces légistes consommés qui honorent nos Facultés de droit. Ceux-là, parce qu’ils ont approfondi leur matière, la dominent, et retrouvent au bout de leur voie étroite, la perspective des ensembles. Il ne s’agit pas d’eux, mais du vulgus qu’ils forment. Nous n’entendons juger ici que l’influence générale des études de droit privé, faites sans le contrepoids de l’histoire, sur la méthode habituelle et les points de vue préférés de la majorité des esprits.