Page:Boylesve - Le Parfum des îles Borromées, 1902.djvu/127

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pulaires et ceux d’un très grand nombre d’artistes…

— Pardon ! la femme est quelquefois un chef-d’œuvre accompli…

— Taisez-vous donc ! vous parlez avec des yeux d’amoureux, c’est à ne pas s’y méprendre. Je vous vois nettement regarder en ce moment l’image physique et morale que votre amour vous crée de toutes pièces, mais qui ne correspond pas, qui ne peut pas correspondre à la réalité. Pardonnez-moi si je vous blesse…

— Faites donc, je vous en prie.

— Notez que vous avez cent fois raison de juger ainsi. Mais je vous ferai remarquer en même temps l’opposition inattendue qu’il y a entre un statisticien et un poète, dans leur façon d’envisager la réalité du monde. C’est vous, statisticien, qui transposez l’objet réel en obéissant instinctivement à l’ordre admirable et généreux de la nature ; et c’est moi, le poète, qui, sorti de l’obéissance aux lois naturelles par l’abus de la réflexion et l’usage de la transposition artificielle, ne puis plus idéaliser spontanément l’objet, et n’y réussis qu’après un effort qui m’entraîne, par la force de l’élan, à la généralisation, à la transposition idéale, dans laquelle l’objet en question a perdu à peu près tous ses traits caractéristiques.

Je m’explique : je ne reçois pas au contact d’une femme ce coup de folie qui fait d’elle à vos yeux un objet de volupté, un objet à part de tous les autres, presque à part du jugement. Je ne peux pas perdre la tête ! Comprenez-vous ce singulier genre d’infirmité ? Je juge et apprécie sans répit : dès lors il n’y a jamais de quoi s’enflammer, et je ne pourrais goûter de plaisir que par le secours d’une hallucination volontaire représentant une idéale image, laquelle voilerait complètement la personne enclose en mes bras.