Page:Boylesve - Le Parfum des îles Borromées, 1902.djvu/200

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ne se reconnaît pas. Elle me prend pour un fou.

— Il y a de quoi ! Mettez-vous à sa place !

— Et dire qu’il faut se livrer à de pareilles machinations pour s’offrir le luxe inouï, le luxe extravagant de voir une femme naturelle ! mais, puisque telles sont les conditions de notre temps, je ne regrette pas le prix que cela me coûte. Il n’y a pas de trésor au monde, comparable à celui que je me suis offert !…

Et il continuait de regarder avec un ravissement toujours nouveau, le corps endormi de Carlotta.

— Ne craignez-vous pas que l’on ne vous accuse d’avoir détourné cette honnête fille ? Vous savez que tout le monde la remarque, et que le bruit de sa fortune fait aller activement les langues ?…

Dompierre s’aperçut, en prononçant ces mots, qu’il dépassait la limite des choses qui atteignaient le poète. Lee n’avait pris la peine d’abandonner un moment le domaine des idées générales, que pour lui mettre en valeur cet être particulier, qui était pour lui le point de départ de toutes sortes de spéculations esthétiques. Quant à lui faire craindre que l’opinion intervînt dans ses affaires, il n’y fallait pas songer. Le jeune homme fut convaincu que cette fille n’était même pas pour Lee une personnalité et que, lorsqu’il aurait puisé dans sa beauté tout ce qu’elle pouvait contenir d’utilisable pour son plaisir et son œuvre, il la rejetterait, comme il jetterait ce soir les fleurs fanées des corbeilles. Supposer qu’il l’aimât ! Il aimait le rayonnement, le monde de rêves dont elle était la cause. Elle l’aidait à s’aimer, soi, ses idées et ses songes. Devant ce chef-d’œuvre vivant, si favorable à son œuvre, si précieux pour son esprit, il restait encore dans son cœur et sa chair, l’homme vierge douloureusement stérile, et il ne faudrait pas s’étonner si on lui revoyait encore un de ces jours l’affreux masque de vieillesse prématurée