Page:Boylesve - Le Parfum des îles Borromées, 1902.djvu/206

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Était-ce une hallucination causée par son inquiétude, par son énervement, par ses ennuis, par cette heure noire où tout lui apparaissait lugubre ? ou encore par les réflexions amères du poète au sujet des hasards ? Gabriel croyait trouver une ressemblance avec M. Belvidera dans l’un des hommes du canot qui continuait, quoi qu’il en dît à Solweg, à tendre les avirons, à les enfoncer dans l’eau agitée, dans l’espoir d’y sentir s’accrocher quelqu’un. Son émotion lui brouillait la vue ; cette lunette aussi était médiocre et les verres en étaient troublés ; le verre de vitre au travers duquel on était obligé en outre de regarder, à cause de l’impossibilité d’ouvrir contre le vent, augmentait la confusion des images. Il frappait du pied, dans son impatience de voir, de distinguer un peu nettement un trait au moins. Il lui semblait bien que l’homme qu’il voyait avait des moustaches fortes et noires. Comment était vêtu aujourd’hui M. Belvidera ? C’était un fait exprès ! impossible de se remémorer aucune particularité de son costume. Et il avait passé une heure à causer avec lui avant son départ ! Interroger la jeune fille à ce propos, c’était lui avouer le sujet actuel de son tourment et la frapper peut-être sans raison, car il se pouvait que l’angoisse l’aveuglât lui-même.

Il quitta précipitamment la lunette sans se retourner seulement du côté de Solweg. Il venait d’être saisi par une de ces idées frustes, insensées, soudaines, mais impérieuses, irrésistibles ; une de ces idées peut-être spéciales aux êtres affaiblis, et qui peuvent leur faire accomplir les actes les plus en opposition avec leur naturel, extrêmes dans les deux sens : des forfaits ou des prodiges. Il voulait savoir, savoir tout de suite, savoir par le plus court moyen ce qui se passait là-bas. Si un malheur était arrivé, il voulait être le premier à en être informé ; il préférait presque ce malheur à