Page:Boylesve - Le Parfum des îles Borromées, 1902.djvu/271

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lotta avait donc jugé à propos de mettre un terme à son éclat, et elle avait si peu paru, durant le trajet du retour, que plusieurs personnes ne l’avaient pas aperçue.

Aussi ce fut une surprise pour beaucoup, lorsque, dans le temps que la Reine-Marguerite s’approchait de Laveno, le point extrême du commerce floral de Carlotta, on entendit soudain sa voix s’élever, de l’avant du bateau. Comme un oiseau heureux de revoir l’arbre où son nid s’abrite, la belle fille, malgré ses préoccupations, chantait, parce qu’elle se retrouvait sur l’eau et dans l’endroit où chaque soir elle conduisait sa barque et ses fleurs.

Elle chanta comme à l’ordinaire, la même chanson étrange, éclatante et douloureuse, aux paroles de mort et d’amour, et dont l’accent était tantôt celui de l’innocence, et tantôt celui d’une impudeur effrénée.

Tout le monde frissonna. Ce chant, si beau par lui-même, était tellement inattendu, et produisait, dans la nuit, et par cette fuite du bateau au milieu du lac sombre, un effet si puissant, qu’il n’y eut personne qui ne se tût pour écouter. Beaucoup se précipitèrent pour tâcher de distinguer la figure de celle qui chantait.

Gabriel et Luisa se regardèrent, et ils furent secoués, l’un et l’autre, jusqu’au plus profond de leur chair. Il semblait que ce ne fût que d’aujourd’hui qu’ils comprenaient l’extraordinaire vertu de ce rythme et de cette mélodie qui était la première chose qui les eût émus l’un en face de l’autre, le soir même de leur arrivée, lors de la rencontre de la barque fleurie. Ils l’écoutaient ce soir avec colère, avec terreur, et avec une cruelle volupté. Ce n’était plus pour eux la voix d’une fille quelconque, ni telle chanson plus ou moins harmonieuse et touchante, mais c’était l’expression sensible de toutes les choses de ce pays et de ce ciel,