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LE SECRET

vie, songez seulement à cela. Dès ma plus tendre enfance je n’ai vu que pauvreté. Mon père était un gentilhomme, instruit, accompli, généreux, beau, mais pauvre. Ma mère… mais ne parlons pas d’elle. Je n’ai éprouvé que misère, pauvreté, épreuves, vexations, humiliations, privations de toute sorte. Vous ne pouvez savoir, vous qui vivez parmi ceux dont la vie est si douce et si facile, vous ne pouvez pas vous figurer tout ce que nous avons à endurer, nous autres, pauvres êtres. Ne m’en demandez pas trop alors. Je ne puis pas être désintéressée ; je ne puis pas fermer les yeux aux avantages d’une telle alliance. Je ne puis pas… je ne puis pas… »

Outre sa surexcitation et l’impétuosité de sa passion, il y avait quelque chose d’indéfinissable dans ses manières qui remplit le baronnet d’une vague frayeur. Elle restait à ses pieds sur le parquet, tapie plutôt qu’agenouillée, ses vêtements blancs et légers collés sur elle, sa blonde chevelure ruisselant sur ses épaules, ses grands yeux bleus brillant dans l’ombre, et ses mains crispées sur le ruban noir qui serrait son cou, comme s’il eût dû l’étrangler.

« Ne m’en demandez pas trop, continua-t-elle de répéter, j’ai été intéressée dès mon enfance.

— Lucy, Lucy, expliquez-vous. Avez-vous de l’éloignement pour moi ? »

— De l’éloignement pour vous !… non !… non !…

— Mais alors, il y a quelqu’un que vous aimez ? »

Elle partit d’un éclat de rire à cette question.

« Je n’aime personne dans le monde, » répondit-elle.

Quoique enchanté de cette réponse, le rire étrange de Lucy et ces quelques mots vibrèrent dans le cœur de sir Michaël. Il garda quelques instants le silence, puis il dit avec un certain effort :

« Bien, Lucy, je ne veux pas trop vous demander.