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LE SECRET

fut là peut-être ce qui me rendit égoïste et sans cœur, car je ne crois pas avoir de cœur. En grandissant, j’appris que j’étais jolie, belle, aimable, charmante. D’abord, j’entendis tout cela avec indifférence, mais peu à peu j’écoutai avec avidité et je me pris à songer que, malgré le secret de ma vie, il se pouvait que mon sort ici-bas fût plus heureux que celui de mes compagnes. J’appris ce qu’apprend tôt ou tard toute jeune fille en pension ; j’appris que mon bonheur dépendait du mariage que je ferais, et j’en conclus qu’étant plus jolie que mes amies, je devais faire un plus beau mariage. Quand je quittai la pension, j’avais dix-sept ans et cette idée en tête, et j’allai vivre à l’autre extrémité de l’Angleterre avec mon père, qui avait quitté le service et s’était établi à Wildernsea, parce que mon père s’imaginait que c’était un endroit charmant où l’on pouvait vivre à bon marché. L’endroit était charmant en effet et j’y étais à peine depuis un mois, que je savais déjà qu’une jolie fille n’y trouverait pas sitôt un mari ayant de la fortune. Je passe rapidement sur cet épisode de ma vie ; j’étais méprisable. Vous et votre neveu, sir Michaël, vous avez été riches toute votre vie, et le mépris vous est facile ; mais moi je savais jusqu’à quel point la pauvreté influe sur une existence, et je redoutais d’être pauvre. Le prétendant riche parut enfin ; le prince déguisé se montra. »

Elle s’arrêta un moment et frissonna convulsivement. Il était impossible de voir s’il s’opérait quelque changement sur sa physionomie ; sa tête était obstinément baissée vers le parquet. Tant que dura sa longue conférence, elle ne la releva pas, et pas un sanglot n’étouffa sa voix. Ce qu’elle avait à dire, elle le disait d’un ton froid et sec, ayant beaucoup d’analogie avec celui d’un criminel endurci et entêté jusqu’à la fin, qui se confesse à l’aumônier de la prison.