plus maintenant que l’autre est mort, et je tiens à réintégrer ma véritable personnalité de William Ralph Burnt, officier dans l’armée de Sa Majesté…
Et il daigna m’expliquer :
— Voici prés de dix ans que je commande un poste avancé, dans le Kachmir, sentinelle perdue sur les pentes du terrifiant Kara Korum, là haut, tout là haut dans les Indes, entre les plateaux du Thibet et ceux du Pamir… Pays sauvage et loin de toute civilisation où il faut sans cesse se tenir en garde contre la traîtrise des rebelles… Là, il faut se faire craindre à tout prix, si l’on ne veut pas être assassiné par quelque fanatique… Je suis arrivé à ce résultat, grâce à un hasard…
J’avais, à cette époque, comme ordonnance un Écossais, brave et flegmatique, qui, pour avoir passé quelques années en France, avait tout l’esprit de vos gavroches parisiens. Un jour il m’apporta un poignard de cristal, car il savait que j’étais collectionneur et amateur de bibelots exotiques… Et il m’avoua qu’il avait volé ce poignard de cristal dans un temple de la déesse Kali.
« Mais, sans doute, ne connaissez-vous que vaguement cette déesse Maha-Kali, femme de Civa, c’est-à-dire de principe destructeur de la Trimourdi indienne, et qui est bien la déesse la plus terrible qui se puisse rencontrer… On la représente sous la forme d’une négresse à quatre bras, tenant chacun une tête humaine, et la poitrine ceinte d’un collier de crânes… C’est la déesse par excellence du mal, et j’aurai tout dit sur elle quand je vous aurai appris qu’elle est vénérée surtout par cette secte épouvantable les Thugs ou étrangleurs… Avoir volé la déesse Kali était un sacrilège qui ne pouvait s’expier que par les plus raffinés supplices, si jamais ce larcin était découvert… et il le fut, Monsieur… il le fut, car à peine quelques heures après deux prêtres venaient de demander de leur livrer le voleur du poignard de cristal…
« Que faire… ?
« C’est alors que j’eus une véritable inspiration d’en haut, et, montrant le fameux poignard aux prêtres, je leur dis :
« — Misérables impies… Que parlez-vous de voler… Ignorez-vous que c’est Maha-Kali elle-même qui m’a donné ce poignard, me jugeant seul digne de le porter… Croyez-vous que l’on puisse voler la déesse Kali, sans qu’elle foudroie le sacrilège !
« À ces mots, les prêtres, pris de terreur, s’inclinèrent, se prosternèrent à mes pieds et me nommèrent Brahmah…
« À partir de ce moment on ne me nomma plus, sur les pentes du Kara Karum, que Cristal-Dagger, le protégé de Maha-Kali et ma personne fut sacrée à tous les disciples du Grand-Lama, et surtout, aux Thugs, qui me considéraient comme un des leurs… Cela me protégea dans plus d’une circonstance, et assurément, sans cet étrange talisman, il y a beau temps que j’aurais été assassiné car les commandants de ce poste avancé ne durèrent guère au delà de dix-huit mois, et j’ai pu y vivre dix ans…
« Voilà pourquoi, au moment d’entreprendre en Europe une entreprise aussi délicate, j’ai pris le nom de Cristal-Dagger dans l’espoir qu’il me protégerait et que la déesse Maha-Kali me serait aussi secourable dans le vieux monde qu’elle me l’avait été aux Indes… »
Et ayant ainsi parlé il ajouta :
— Sans doute, demain allez-vous recevoir la visite de M. Rosic. C’est un policier émérite et plein de flair… Répétez-lui, je vous prie, cette histoire, qui ne saurait manquer de l’intéresser.
À ces mots, Rosic devint rouge comme une tomate. Il regarda M. Cazeneuve. Mais aucune intention ironique ne se lisait sur les traits si graves du banquier, et il était de toute évidence qu’il répétait les propres paroles de W.-R. Burnt, sans en discerner toute la portée.
Et il était non moins évident que ce W.-R. Burnt avait voulu nettement se moquer de lui…
— Et ce Burnt… vous savez où il se trouve ?
— Mais à Londres, je suppose. Oui… il m’a dit sa ferme intention de partir par le train de Calais qui lui permettra de prendre le bateau à deux heures et d’arriver à Londres vers cinq heures du soir…
— Et vous ignorez ce qu’il venait faire en Europe…
— Il ne m’a pas fait de confidence à ce sujet…
M. Cazeneuve s’était levé, indiquant que l’entretien était fini et qu’il n’avait plus rien à apprendre au policier.
Et Rosic prit congé.
Il n’était guère plus avancé qu’avant… Il savait maintenant pourquoi ce Burnt se faisait nommer Cristal-Dagger… Mais pourquoi avait-il quitté les Indes… Pourquoi avait-il failli être assassiné… Pourquoi ne s’était-il pas fait connaître… Pourquoi avait-il volé la valise contenant des documents… Pourquoi…
— Et puis zut… clama Rosic, tout en des-