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PHILOSOPHIE ANCIENNE

précisément pour but de faire connaître cet enseignement tant calomnié. Aux accusations répandues contre son maître il veut répondre par des faits et rappeler des actes accomplis au grand jour et dont tous les Athéniens avaient pu être témoins. De là, sans doute, le soin avec lequel Platon insiste sur les principaux événements de la vie de Socrate. En des moments difficiles, pendant les rigueurs de l’hiver, on le voit au siège de Potidée endurer le chaud et le froid, la faim et la soif, avec une énergie que ses compagnons admiraient sans pouvoir l’imiter. Dans une bataille il sauve la vie à Alcibiade, et lorsqu’on veut lui faire donner le prix de la valeur qu’il a si bien gagné, il montre un désintéressement sans égal et le fait décerner à Alcibiade. Après la défaite de Delium on le voit, hoplite pesamment armé, s’avancer tranquillement parmi les fuyards poursuivis par l’ennemi. Il fait bonne contenance, et par son attitude ôte à ses ennemis l’envie de l’attaquer. Comme à Athènes, il marche fièrement et roulant des yeux menaçants : ἔμοιγε ἐδόϰει, ὦ Ἀριστόφανες, τὸ σὸν δὴ τοῦτο, ϰαὶ ἐϰεῖ διαπορεύεσθαι ὥσπερ ϰαὶ ἐνθάδε, βρενθυόμενος ϰαὶ τὠφθαλμὼ παραϐάλλων (221, B). Ce sont les expressions mêmes d’Aristophane dans les Nuées (v.  361). Ici l’allusion est évidente ; c’est une attaque directe, un coup droit. Il s’agit sans doute d’un de ces détails familiers, d’un de ces traits de physionomie que les poètes comiques excellent à saisir au vol et qui se gravent aisément dans l’esprit des foules. On reprochait à Socrate sa démarche et le mouvement de ses yeux. C’est aussi à ce souvenir populaire que Platon fait appel, mais pour l’interpréter dans un tout autre sens. Nous sommes loin du personnage grotesque que les Nuées nous représentaient perdant son temps à dire des sottises devant des jeunes écervelés. Nous sommes en présence d’un vaillant citoyen qui remplit son devoir avec courage. Tel est ce corrupteur de la jeunesse, tel est l’homme qu’on accusait de détourner les jeunes gens de la vie publique et de leurs devoirs de soldats.

Ainsi l’auteur du Banquet s’est proposé un double but. Il a défini l’amour tel qu’il le comprend, et, pour compléter sa définition, il a défini la mission du véritable philosophe et tracé le portrait de Socrate. Puis il a opposé le portrait authentique de son maître aux caricatures qui en avaient été