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LE DEVENIR DANS LA PHILOSOPHIE DE PLATON

dans le Sophiste et qu’on retrouvera dans le Timée. La Matière, c’est l’Autre. N’est-il pas dit, en effet, dans le Timée, que l’âme est formée de l’essence du Même et de l’essence de l’Autre ? Or ne savons-nous pas que la combinaison qui préside à la formation de l’âme est une application du principe en vertu duquel le semblable, seul, peut connaître le semblable ? C’est par le cercle de l’Autre que l’âme connaît le monde sensible. Il n’est donc pas de différence essentielle entre l’Autre et cette matière du monde sensible qui est la matière elle-même. Et cette matière est si peu étrangère au monde des Idées que, dans le Timée même, Platon lui donnera le nom εἶδος, ainsi qu’il résulte, d’ailleurs, de ce texte significatif entre tous : ἀνόρατον εἶδός τι ϰαὶ ἄμορφον, πανδεχές, μεταλαμϐάνον δὲ ἀπορώτατά πῃ τοῦ νοητοῦ ϰαὶ δυσαλωτότατον αὐτὸ λέγοντες οὐ ψευσόμεθα (Timée, 51, a). La matière est donc un genre qui participe de l’Intelligible. Décidément le doute ne nous semble plus possible : nous voici incontestablement en présence, non seulement de l’Autre, mais de l’Idée même de l’Autre, de cette Idée qui, dans le Sophiste, est identifiée au Non-Être. Et l’expression du Timée ἀπορώτατα, n’est-elle pas curieusement saillante, si l’on se souvient des laborieux efforts tentés par l’auteur du Sophiste pour démontrer que le Non-Être existe ?

En dernière analyse, les termes de Matière, d’Indéterminé, de Plus et Moins, de Grand et Petit, de Dyade indéfinie du Petit et du Grand, d’Autre et de Non-Être, sont termes synonymes. Aristote, d’ailleurs, nous dit en propres termes que pour Platon la matière est le Non-Être, τὸ μὴ ὄν. La doctrine des Dialogues est donc constante. Partout où il est question de la matière, il est question de l’Idée du Non-Être ou de l’Autre, en tant qu’elle sert à former le monde sensible.

Mais, dira-t-on, si la matière fait partie du monde des Idées, en quoi ce monde et le monde sensible différeront-ils l’un de l’autre ? À cette question, il faut répondre que la différence entre les deux mondes est toute de degré. Autrement il y aurait une réalité différente de l’Idée. Or, s’il est une vérité qui résume le platonisme, c’est qu’en dehors de