Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/529

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Enfin, et plus que tout le reste, ce qui creuse un abîme entre les deux morales, c’est que, dans la morale grecque, l’idée de l’immortalité ou de la vie future ne joue aucun rôle. Il ne pouvait en être autrement, puisque le problème essentiel, on doit même aller jusqu’à dire le problème unique est celui du bonheur, entendons le bonheur terrestre et dans les conditions de la vie présente. Si l’on admet, par hypothèse, que la morale enseigne aux hommes les moyens de réaliser le souverain bien, lequel équivaut au bonheur, il n’est rien à chercher au-delà : tout bien ultérieur ne pourrait être que surérogatoire. Et telle est précisément l’hypothèse dans laquelle se sont placées, sans exception, toutes les morales anciennes. Ce sont les modernes qui, sous l’influence du christianisme, ont considéré le monde actuel comme mauvais, la nature comme corrompue, et qui, par suite, ont désespéré du bonheur ici-bas. Les Grecs, étrangers à cette désespérance, sont restés essentiellement optimistes. Ils croyaient à la bonté de la nature ; pour être heureux, il suffisait de se conformer à l’ordre naturel. Les Épicuriens même disent en parlant de la nature : amantissima nostri natura . Il n’est pas exagéré de dire que la morale telle qu’on l’enseigne le plus souvent aujourd’hui repose tout entière sur la croyance à la vie future. Cette croyance disparue, elle s’effondrerait. On ne se désintéresse du bonheur dans la vie présente qu’à la condition de retrouver dans l’autre monde un bonheur plus grand et plus sûr. C’est l’ajournement d’une espérance bien plutôt qu’une renonciation. Rien de pareil dans la philosophie grecque, puisque le bonheur humain ne diffère pas du souverain bien.

On objectera peut-être que les Grecs n’ont point toujours, et tant s’en faut, rejeté la croyance à la vie future. Nous répondrons que cette croyance fait, à la vérité, partie de leur religion. Mais ce n’est point de religion qu’il s’agit dans la présente étude : nous parlons seulement des doctrines philosophiques. Or, que dans la morale épicurienne, pour citer un premier exemple, le dogme de l’immortalité de l’âme n’ait point de place, cela est par trop évident. Passons aux Stoïciens proprement dits : nulle différence à cet égard. Sénèque, à vrai dire, semblera faire exception, mais Sénèque n’est pas