Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/532

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Si, au contraire, on veut définir le devoir en se plaçant à un point de vue purement rationnel et philosophique, on se trouve dans le plus grand embarras. Ce n’est pas le moindre des reproches mérités par la morale de Kant que celui de n’avoir point suffisamment défini le devoir. Kant aurait dû démontrer que cette idée, infiniment respectable, cela va sans dire, n’est pas une idée très anciennement acquise par les hommes et devenue, par l’accoutumance, indiscernable des idées essentielles de la raison ; car si la notion du devoir était une idée essentielle de la raison, une catégorie, un concept a priori, on serait dans la nécessité d’expliquer comment elle ne s’est jamais imposée à l’esprit d’un Platon, d’un Aristote, d’un Épictète. Voilà une explication indispensable, omise par Kant. Aussi semble-t-il incontestable que le père de la philosophie critique, comme le lui a très justement reproché M. Fouillée, a eu le tort de ne point soumettre à la critique l’idée fondamentale de sa doctrine. Il lui arrive sans doute de concevoir la volonté comme se donnant à elle-même sa loi, et de parler d’une volonté autonome. Mais pourquoi une volonté, en tant que, volonté, se donne-t-elle une loi ? Et si elle s’en donne une, ce ne peut être en tant que volonté pure, mais en tant qu’elle est une raison. Or une raison ne saurait se décider qu’en vue du meilleur. Nous voici donc ramenés au point de vue antique. Fonder le bien sur le devoir, faire précéder l’idée du bien de l’idée d’un commandement absolu et injustifié, dire que l’impératif catégorique est en dernière analyse un sic volo, sic jubeo ou une consigne arbitraire, c’est une gageure que Kant a bien pu tenter, mais qu’il paraît bien difficile de tenir jusqu’au bout. En tout cas, c’est une question de savoir, et nous n’avons pas du tout la prétention de la trancher dans la présente étude, si, en posant ainsi le problème, ce grand esprit n’a pas été dupe d’une illusion, et si, voulant constituer une science purement philosophique et rationnelle de, la morale, il n’a pas pris pour point de départ une idée toute religieuse que lui suggérait son éducation protestante, et qui ne paraît innée que parce qu’elle est consacrée par un grand nombre de générations. Tel est, d’ailleurs, le reproche que Schopenhauer, dans la critique si profonde qu’il a faite de la morale de Kant, indiquait déjà