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SUR LE « BANQUET » DE PLATON

de bien parler, croyant savoir la vraie manière de louer. Mais il paraît que cette méthode ne vaut rien et qu’il faut attribuer les plus grandes perfections à l’objet qu’on a entrepris de louer, qu’elles lui appartiennent ou non, la vérité ou la fausseté n’étant en cela d’aucune importance, comme s’il avait été convenu, à ce qu’il paraît, que chacun de nous aurait l’air de faire l’éloge de l’amour, mais ne le ferait pas en réalité. C’est pour cela, je pense, que vous attribuez à l’amour toutes les perfections et que vous le faites si grand et la cause de si grandes choses ; vous voulez le faire paraître très beau et très bon : j’entends à ceux qui ne s’y connaissent pas et non certes aux gens éclairés. Cette manière de louer est belle et imposante, mais elle m’était tout à fait inconnue lorsque je vous ai donné ma parole. C’est donc ma langue et non mon cœur qui a pris cet engagement. Permettez-moi de le rompre, car je ne suis pas encore en état de vous faire un éloge de ce genre » (198, D sqq). De même, en terminant son discours, Socrate dit à Phèdre : « Et maintenant, Phèdre, vois si ce discours peut être appelé un éloge de l’amour, sinon, donne-lui tel autre nom qu’il te plaira » (212, C).

Pour justifier ses réserves Socrate démontre à Agathon (201, C) qu’il s’est entièrement mépris sur la nature de l’amour : l’amour, en effet, étant essentiellement un désir, implique une privation, car on ne désire pas ce que l’on a, par conséquent une imperfection et une souffrance. Bien loin donc qu’on puisse se le représenter comme le plus beau, le plus heureux, le plus jeune et le plus délicat des dieux, ne se posant jamais que sur des fleurs (196, B), tel qu’on le voit dans la jolie description du poète tragique, il faut l’imaginer sous les traits d’un enfant chétif et maigre, toujours en guenilles, toujours à l’affût, toujours en quête de quelque artifice ou de quelque entreprise (203, C). Il n’est pas fils de Vénus, il est fils de Poros et de Pénia. Par suite il n’est pas exact de dire qu’il soit un dieu, puisqu’il est un mélange de bien et de mal, et qu’il peut même être mauvais. Il est un démon, un grand démon, c’est-à-dire un de ces êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes, qui transmettent aux hommes les ordres des dieux et aux dieux les prières des hommes. L’amour n’est pas un bien par lui-même. Il n’occupe qu’un rang secondaire, il ne