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SOUVENIRS D’UNE MORTE VIVANTE

comme dans un miroir, sur les deux rives. Au fond à droite, on voyait poindre au loin le clocher et les deux tours de Notre-Dame, de l’autre côté Auteuil. Cela était triste et beau. À ces heures-là habituellement Paris était si agité ! Pas le moindre bruit du côté des quais, on aurait dit habiter l’empire des morts. Tout cela lamentable comme moi-même. À force de regarder fixement ces images, je sentais en moi une attirance irrésistible, un moment j’eus l’idée de me précipiter dans le fleuve pour en finir ; puis comme l’animal blessé, sans m’en rendre compte, je me cramponnai à la vie. Pourquoi ? Je n’en savais rien. J’ai eu si souvent l’occasion de mourir depuis huit mois, me jeter à l’eau serait ridicule…

Était-ce vanité ou lâcheté ? Je n’aurais su le dire, je ne me crois pas lâche, cependant. Enfin le sentiment ou l’instinct de la conservation me fit détacher mes mains du parapet, et pour échapper au mirage, je m’éloignai machinalement, sans plus regarder autour de moi. Je continue ma route me dirigeant sur la Bastille pour me rendre à la rue Haxo. Les maisons brûlent toujours, je vois entassés des quantités de morts empilés dans des tombereaux, la tête pendante de côté et de l’autre des bras et des jambes ; c’était horrible à voir, des yeux à demi ouverts, le visage maculé de boue et de sang. Quelle triste tragédie !…

Dans la rue de Paris, il y a encore un grand tumulte, les barricades ne sont pas encore complètement enlevées, des soldats vont et viennent, il y a des cadavres çà et là, partout maisons et portes closes ;