Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/110

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Aire ! Bah ! Je ne puis pas le dire. Eh bien, notre bateau s’arrêta le matin, avant que le soleil fût tout à fait levé, dans une grande ville, une ville immense avec des maisons noires et toutes couvertes de fumée ; elle ne ressemblait pas du tout à la jolie ville bien propre que je venais de quitter. M. Rochester me prit dans ses bras et traversa une planche qui conduisait à terre ; puis nous sommes montés dans une voiture qui nous a conduits à une grande et belle maison, plus grande et plus belle que celle-ci, et qu’on appelle un hôtel ; nous y sommes restés près d’une semaine. Sophie et moi nous allions nous promener tous les jours sur une grande place remplie d’arbres qu’on appelait le Parc. Il y avait beaucoup d’autres enfants et un grand étang couvert d’oiseaux que je nourrissais avec des miettes de pain.

— Pouvez-vous la comprendre quand elle parle si vite ? » demanda Mme Fairfax.

Je la comprenais parfaitement, car j’avais été habituée au bavardage de Mme Pierrot.

« Je voudrais bien, continua la bonne dame, que vous lui fissiez quelques questions sur ses parents ; je désirerais savoir si elle se les rappelle.

— Adèle, demandai-je, avec qui viviez-vous lorsque vous étiez dans cette jolie ville dont vous m’avez parlé ?

— J’ai longtemps demeuré avec maman ; mais elle est partie pour la Virginie. Maman m’apprenait à danser, à chanter et à répéter des vers ; de beaux messieurs et de belles dames venaient la voir, et alors je dansais devant eux, ou bien maman me mettait sur leurs genoux et me faisait chanter. J’aimais cela. Voulez-vous m’entendre chanter ? »

Comme elle avait fini de déjeuner, je lui permis de nous montrer ses talents. Elle descendit de sa chaise et vint se placer sur mes genoux ; puis elle étendit ses petites mains devant elle, rejeta ses boucles en arrière, leva les yeux au plafond et commença un passage d’opéra. Il s’agissait d’une femme abandonnée, qui, après avoir pleuré la perfidie de son amant, appelle l’orgueil à son aide. Elle dit à ses femmes de la couvrir de ses bijoux les plus brillants, de ses vêtements les plus riches ; car elle a pris la résolution d’aller cette nuit à un bal où elle doit rencontrer son amant, afin de lui prouver par sa gaieté combien elle est peu attristée de son infidélité.

Le sujet semblait étrangement choisi pour un enfant ; mais je supposai que l’originalité consistait justement à faire entendre des accents d’amour et de jalousie sortis des lèvres d’un enfant.