Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/142

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qui souffrent de se reporter toujours sur un même point où elles se rongent comme un clou rouillé. »

Il avait daigné me donner une explication, presque faire des excuses ; je n’y fus pas insensible, et je voulus le lui prouver.

« Je ne demande pas mieux que de vous amuser, monsieur, si je le puis. Mais comment voulez-vous que je sache ce qui vous intéresse ? Interrogez-moi, et je vous répondrai de mon mieux.

— D’abord acceptez-vous que j’aie le droit d’être un peu le maître ? Acceptez-vous que j’aie le droit d’être quelquefois brusque et exigeant à cause des raisons que je vous ai données : d’abord parce que je suis assez âgé pour être votre père ; ensuite parce que j’ai l’expérience que donne la lutte ; que j’ai vu de près bien des hommes et bien des nations ; qu’enfin, j’ai parcouru la moitié du globe, pendant que vous êtes toujours restée tranquillement chez les mêmes individus et dans la même maison ?

— Faites comme il vous plaira, monsieur.

— Ce n’est pas une réponse, ou du moins c’en est une très irritante, parce qu’elle est évasive ; répondez clairement.

— Eh bien, monsieur, je ne pense pas que vous ayez le droit de me donner des ordres, simplement parce que vous êtes plus vieux et que vous connaissez mieux le monde que moi ; votre supériorité dépend de l’usage que vous avez fait de votre temps et de votre expérience.

— Voilà qui est promptement répondu. Mais je n’admets pas votre principe ; il me serait trop défavorable, car j’ai fait un usage nul, pour ne pas dire mauvais, de ces deux avantages. Mettons de côté toute supériorité ; je vous demande simplement d’accepter de temps en temps mes ordres sans vous blesser de mon ton de commandement : dites, le voulez-vous ? »

Je souris. « M. Rochester est étrange, pensai-je en moi-même ; il semble oublier qu’il me paye trente livres sterling par an pour recevoir ses ordres.

— Voilà un sourire qui me plaît, dit-il, mais cela ne suffit pas ; parlez.

— Je pensais tout à l’heure, monsieur, répondis-je, que bien peu de maîtres s’inquiètent de savoir si les gens qu’ils payent sont ou non contents de recevoir leurs ordres.

— Les gens qu’ils payent ! est-ce que je vous paye ? Ah ! oui, je l’avais oublié ; eh bien, alors, pour cette raison mercenaire, voulez-vous me permettre d’être un peu le maître ?

— Pour cette raison, non, monsieur ; mais parce que vous avez oublié que je dépendais de vous. Oui, je consens du fond du