Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/193

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« Pourquoi n’a-t-elle aucune influence sur lui, pensais-je, elle qui peut l’approcher sans cesse ? Non, elle ne l’aime pas d’une véritable affection ; sans cela elle n’aurait pas besoin de ces continuels sourires, de ces incessants coups d’œil, de ces manières étudiées, de ces grâces multipliées : il me semble qu’il lui suffirait de s’asseoir tranquillement près de lui, de parler peu et de regarder moins encore, et elle arriverait plus directement à son cœur. J’ai vu sur les traits de M. Rochester une expression bien plus douce que celle qu’excitent chez lui les avances de Mlle Ingram, mais alors cette expression lui venait naturellement et n’était pas provoquée par des manœuvres calculées : il suffisait d’accepter ses questions, d’y répondre sans prétention, de lui parler sans grimace : alors il devenait plus doux et plus aimable, et vous échauffait de sa propre chaleur ; comment fera-t-elle pour lui plaire lorsqu’ils seront mariés ? Je ne crois pas qu’elle le puisse ; et pourtant ce ne serait pas difficile, et une femme pourrait être bien heureuse avec lui. »

Rien de ce que j’ai dit jusqu’ici ne peut faire supposer que je blâmais M. Rochester de se marier par intérêt et pour des convenances. Je fus étonnée lorsque je découvris son intention ; je ne croyais pas qu’il pût être influencé par de tels motifs dans le choix d’une femme : mais plus je considérais l’éducation, la position des deux époux futurs, moins je me sentais portée à les blâmer d’agir d’après des idées qui devaient leur avoir été inspirées dès leur enfance ; dans leur classe, tous avaient les mêmes principes, et je comprenais qu’ils ne pussent pas voir les choses sous le même aspect que moi. Il me semblait qu’à sa place je n’aurais voulu prendre pour femme qu’une jeune fille aimée. « Mais les avantages d’une telle union, pensais-je, sont si évidents que tout le monde les verrait comme moi, s’il n’y avait pas quelque autre raison que je ne puis pas bien comprendre. »

Là, comme toujours, j’étais indulgente pour M. Rochester ; j’oubliais ses défauts que j’avais jadis étudiés avec tant de soin. Autrefois, je m’étais efforcée de voir tous les côtés de son caractère, d’examiner ce qu’il y avait en lui de bon et de mauvais, afin que mon jugement fût équitable ; mais je n’apercevais plus que le bon.

Le ton de sarcasme qui, quelques semaines auparavant, m’avait repoussée, la dureté qui m’avait révoltée, m’impressionnaient tout différemment : j’y trouvais une sorte d’âcreté savoureuse, un sel piquant qui semblait préférable à la fadeur ; cette expression sinistre, douloureuse, fine ou désespérée, qu’un observateur attentif eût pu voir briller de temps en temps dans ses