Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/127

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En y entrant, je sentis l’odeur du pain nouvellement cuit, et la chaleur d’un feu généreux arriva jusqu’à moi. On sait combien il est difficile d’arracher les préjugés d’un cœur qui n’a pas subi la bonne influence de l’éducation, car ils y sont aussi fortement enracinés que les mauvaises herbes dans les pierres. Aussi Anna avait-elle été d’abord froide et roide à mon égard ; dernièrement elle s’était un peu radoucie, et lorsqu’elle me vit propre et bien habillée, elle alla même jusqu’à sourire.

« Comment ! vous vous êtes levée ! dit-elle ; alors vous êtes mieux ; vous pouvez vous asseoir dans ma chaise, sur la pierre du foyer, si vous le désirez. »

Elle m’indiqua le siège ; je le pris. Elle continua son ouvrage, me regardant de temps en temps du coin de l’œil ; puis se tournant de mon côté après avoir retiré quelques pains du four, elle me dit tout à coup :

« Avez-vous jamais mendié avant de venir ici ? »

Un instant je fus indignée ; mais, me rappelant que la colère serait hors de propos, et qu’en effet elle avait dû me prendre pour une mendiante, je lui répondis tranquillement, mais avec une certaine fermeté :

« Vous vous trompez lorsque vous supposez que je suis une mendiante ; je ne suis pas plus une mendiante que vous ou que vos jeunes maîtresses. »

Après une pause, elle reprit :

« Je ne comprends pas cela ; et pourtant vous n’avez pas de maison ni de magot, je parie.

— On peut n’avoir ni maison ni argent (car je suppose que c’est là ce que vous voulez dire), sans être pour cela une mendiante dans le sens où vous l’entendez.

— Êtes-vous savante ? me demanda-t-elle au bout de quelque temps.

— Oui.

— Mais vous n’avez jamais été en pension ?

— Si, pendant huit ans. »

Elle ouvrit ses yeux tout grands.

« Alors pourquoi ne pouvez-vous pas vous suffire ! reprit-elle.

— Jusqu’ici je me suis suffi à moi-même, et j’espère que je me suffirai plus tard encore. Qu’allez-vous faire de ces groseilles ? demandai-je en la voyant apporter une corbeille de fruits.

— Des tartes.

— Donnez-les-moi, je vais les éplucher.

— Je ne vous demande pas de m’aider.

— Mais il faut que je fasse quelque chose ; donnez-les-moi.