Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/48

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

vous mettre sur vos gardes : mais j’hésitais à placer sous vos yeux même la possibilité du mal. Je savais qu’une semblable pensée vous choquerait, vous offenserait peut-être ; je vous savais profondément modeste et sensible ; je pensais qu’on pouvait vous livrer à vous-même. Je ne puis pas vous dire ce que j’ai souffert la nuit dernière, lorsqu’après vous avoir cherchée dans toute la maison, je n’ai pas pu vous trouver, ni M. Rochester non plus, et quand je vous ai vus revenir ensemble à minuit…

— Eh bien ! peu importe cela maintenant, interrompis-je avec impatience. Il suffit que tout se soit bien passé.

— Et j’espère que tout ira bien jusqu’à la fin, dit-elle. Mais, croyez-moi, vous ne pouvez pas prendre trop de précautions ; gardez M. Rochester à distance ; défiez-vous de vous-même autant que de lui ; des hommes dans sa position n’ont pas l’habitude d’épouser leurs institutrices. »

L’impatience me gagnait ; heureusement Adèle entra en courant :

« Laissez-moi aller à Millcote avec vous, s’écria-t-elle ; M. Rochester ne le veut pas, et pourtant il y a bien de la place dans la voiture neuve ; demandez-lui de me laisser aller, mademoiselle.

— Certainement, Adèle. »

Et je me hâtai de sortir, heureuse d’échapper à une si rude conseillère. La voiture était prête, on l’amenait devant la maison ; mon maître s’avançait vers elle, et Pilote l’accompagnait.

« Adèle peut venir avec nous, n’est-ce pas, monsieur ? demandai-je.

— Je lui ai dit que non ; je ne veux pas avoir de marmot ; je désire être seul avec vous.

— Laissez-la venir, monsieur Rochester, je vous en prie ; cela vaudra mieux.

— Non, ce serait une entrave. »

Son regard et sa voix étaient absolus : les avertissements et les doutes de Mme Fairfax m’avaient glacée ; je n’avais plus aucune certitude dans mes espérances ; je ne cherchais plus à exercer mon pouvoir sur M. Rochester. J’allais obéir machinalement et sans dire un mot de plus ; mais, en m’aidant à monter dans la voiture, il me regarda.

« Qu’y a-t-il donc ? me demanda-t-il ; toute la joie est disparue de votre visage. Désirez-vous vraiment que la petite vienne ? et cela vous contrariera-t-il si je la laisse ici ?

— Je préférerais qu’elle vînt, monsieur.