Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/133

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui portent un si sauvage et si luxuriant aspect. C’est quelque solitude vierge : des oiseaux inconnus voltigent sur la lisière de cette forêt. Ce n’est pas un fleuve européen, ce fleuve sur les bords duquel Rose est là, pensive. La paisible petite fille du Yorkshire est une solitaire émigrante dans l’hémisphère méridional. Reviendra-t-elle jamais ?

Les trois plus âgés de la famille sont trois garçons : Mathieu, Marc et Martin. Ils sont tous trois assis dans ce coin, engagés à quelque jeu. Observez ces trois têtes : ressemblantes au premier coup d’œil, différentes au second, au troisième elles présentent un contraste. Cheveux noirs, yeux noirs, joues roses, traits délicats, sont communs au trio. Tous trois ont une certaine ressemblance avec leur père et leur mère, et cependant chacun d’eux a une physionomie distincte, signe d’un caractère différent.

Je ne dirai pas grand’chose sur Mathieu, l’aîné de la famille, quoiqu’il soit impossible d’éviter de regarder longtemps ce visage et de conjecturer les qualités qu’il cache ou qu’il indique. Ce n’est point un garçon ordinaire : ces cheveux d’un noir de jais, ce front blanc, ces joues colorées, ces yeux vifs et sombres le disent. Et cependant, regardez-le aussi longtemps que vous le voudrez, il n’y a dans cette chambre qu’un objet, et c’est le plus sinistre, avec lequel le visage de Mathieu a de l’affinité : c’est l’éruption du Vésuve. Le feu et l’ombre semblent former l’âme de ce jeune garçon. L’enveloppe corporelle est anglaise, non l’intelligence ; vous diriez un stylet italien dans une gaîne britannique. Il est contrarié au jeu, voyez son air refrogné. M. Yorke s’en aperçoit, et que dit-il ? À voix basse il supplie : « Marc, Martin, n’irritez pas votre frère. » Et c’est là le ton adopté toujours par le père et la mère. En théorie, ils blâment la partialité ; aucun droit de primogéniture n’est reconnu dans cette maison, mais Mathieu ne doit rencontrer ni contrariété, ni opposition. Ils éloignent de lui la provocation avec autant de soin qu’ils éloigneraient l’étincelle d’un baril de poudre. Concession, conciliation, sont leur devise toutes les fois qu’il est question de lui. Ces républicains auront bientôt fait un tyran de leur propre chair et de leur propre sang. Les jeunes rejetons savent et sentent cela, et tous se révoltent au fond du cœur contre l’injustice ; ils ne peuvent pénétrer les motifs de leurs parents, ils ne voient que la différence de traitement. Les dents du dragon sont semées parmi