Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/154

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vif désir était de voir les choses telles qu’elles étaient en réalité, en ne laissant aucune place au roman. Par un effort persévérant, elle parvint à saisir par-ci par-là un rayon de vérité, et espéra que ce simple rayon pourrait suffire pour la guider.

« La condition mentale de Moore, dit-elle enfin, est bien différente de la mienne : je ne pense qu’à lui ; mais je n’occupe aucune place dans son esprit, il n’a pas le temps de penser à moi. Le sentiment que l’on appelle amour est et a été depuis deux ans l’émotion prédominante de mon cœur, toujours là, toujours éveillée, toujours active. Des sentiments bien différents absorbent ses réflexions et gouvernent ses facultés. Le voilà qui se lève ; il va quitter l’église, car le service est fini. Tournera-t-il la tête vers ce banc ? Non, pas même une seule fois. Il n’a pas un regard pour moi : cela est cruel ; un tendre regard m’eût rendue heureuse jusqu’à demain matin. Ce regard, je ne l’ai pas eu ; il n’a pas voulu me l’accorder ; il est parti. C’est étrange, que la douleur m’étouffe presque, parce que l’œil d’un être humain n’a pas rencontré le mien. »

Malone étant venu, comme d’habitude, passer la soirée de ce dimanche avec le recteur, Caroline, après le thé, se retira dans sa chambre. Fanny, qui connaissait ses habitudes, lui avait allumé un charmant petit feu, car le temps était orageux et froid. Enfermée là, silencieuse et solitaire, pouvait-elle faire autre chose que de s’absorber dans ses pensées ? Elle parcourut sans bruit de long en large le tapis de la chambre, la tête inclinée, les mains croisées : elle ne pouvait tenir assise ; le courant de ses réflexions parcourait rapidement son esprit. Ce soir-là elle était en proie à une vive excitation. Le plus complet silence régnait dans la maison. La double porte du cabinet arrêtait la voix des gentlemen. Les domestiques étaient tranquillement assis à la cuisine, lisant les livres que leur jeune maîtresse leur avait prêtés en leur disant que ces livres convenaient pour les lectures du dimanche. Caroline en avait un aussi de la même espèce, ouvert sur la table, mais elle ne pouvait le lire : sa théologie lui était incompréhensible, et son propre esprit était trop occupé, trop rempli, trop errant, pour écouter le langage d’un autre esprit.

Son imagination alors se repaissait des plus charmantes images : les scènes où Moore et elle s’étaient rencontrés ; des esquisses du coin du feu l’hiver ; un radieux paysage d’une chaude après-midi d’été passée avec lui au milieu du bois de