Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/209

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me prendre la main ; il ne touche pas la sienne. Et cependant Shirley n’est pas fière avec ceux qu’elle aime. Il n’y a en ce moment aucune fierté dans son attitude ; mais seulement il y a dans son port cette nuance de dignité naturelle qui ne la quitte jamais, et qu’elle conserve en ses moments de plus complet abandon comme en ses moments de plus grande réserve. Robert doit penser aussi ce que je pense, qu’en cet instant il a sous les yeux un beau visage, et il doit le penser avec le cerveau d’un homme, et non avec le mien. Elle a des yeux qui brillent d’un feu si généreux et cependant si doux ! Elle sourit ; qu’est-ce qui rend son sourire si suave ? Je vois que Robert comprend la beauté de ce sourire ; et il doit le comprendre avec le cœur d’un homme, et non avec mes vagues et faibles perceptions de femme. Ils m’apparaissent en ce moment comme deux grands et bienheureux esprits : le pavé sur lequel ils marchent, argenté par les rayons de la lune, me rappelle ce rivage éclatant que nous croyons situé au delà du fleuve de la mort ; ils l’ont atteint ; ils marchent là réunis. Et qui suis-je, moi, cachée ici dans l’ombre, avec mon esprit plus sombre que ma retraite ? Je suis une habitante de ce monde, non un esprit, une pauvre et infortunée mortelle qui se demande, dans l’ignorance et le désespoir, pourquoi elle est née et pourquoi elle existe, comment elle arrivera à la mort, et qui l’assistera à ce douloureux passage.

« Voici la plus pénible épreuve que j’aie encore rencontrée ; et cependant j’y étais tout à fait préparée. J’ai renoncé à Robert, et je l’ai abandonné à Shirley le jour où j’appris qu’elle était arrivée, la première fois que je la vis, riche, jeune et aimable. Elle le possède maintenant. Il l’aime, elle est sa bien-aimée : il l’aimera bien plus encore lorsqu’ils seront mariés ; plus Robert connaîtra Shirley, plus son âme s’attachera à elle. Ils seront tous deux heureux, et je ne leur envie pas leur bonheur, mais je gémis sous le poids de ma propre misère. Oh ! que ma douleur est cruelle ! Pourquoi suis-je née ? pourquoi ne m’ont-ils pas étouffée au berceau ? »

En ce moment, Shirley s’écartant un peu pour cueillir une fleur humide de rosée, elle et son compagnon s’engagèrent dans un sentier qui était plus près de la porte extérieure. Quelques mots de leur conversation devinrent alors intelligibles. Caroline n’eût pas voulu rester là à écouter : elle s’éloigna sans bruit, et la lune vint caresser la place du mur que son ombre avait