Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/714

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mité, je croirais que vous me portez envie. Mais vous allez comprendre la cause de ce plaisir, aussi grand que pas un autre plaisir, à savoir que je suis enchantée de ma prudence, de mon sang-froid, de ma dureté de cœur, si vous voulez. Je n’ai pas été le moins du monde saisie par la surprise, ni confuse, ni embarrassée, ni étourdie ; j’ai agi et parlé comme je devais le faire, et j’ai été tout le temps complètement maîtresse de moi-même. Et là était un homme décidément fort bien. Jane et Susanne Green le trouvent d’une beauté irrésistible ; je suppose que ce sont deux des ladies dont il m’a parlé et qui seraient bien contentes de l’avoir ; mais cependant, il est certainement fort remarquable, rempli d’esprit, agréable compagnon. Non ce que vous appelez remarquable, vous ; mais un homme amusant, un homme dont on ne rougirait nulle part, et dont on ne se fatiguerait pas vite ; et pour dire vrai, je l’aimais un peu, mieux même que Harry Meltham, et évidemment il m’idolâtrait ; et cependant, quoiqu’il soit venu me surprendre seule et non préparée, j’ai eu la sagesse et la fierté et la force de le refuser, et si froidement et d’une manière si méprisante que j’ai de bonnes raisons d’être fière de cela.

— Êtes-vous également fière de lui avoir dit que, eût-il la richesse de sir Hugues Meltham, cela ne changerait rien, et de lui avoir promis de ne parler à personne de sa mésaventure, apparemment sans la moindre intention de tenir votre promesse ?

— Naturellement ! que pouvais-je faire autre chose ? Vous n’auriez pas voulu que je… Mais je vois, miss Grey, que vous n’êtes pas bien disposée. Voici Mathilde ; je vais voir ce qu’elle et maman diront de la chose. »

Elle me quitta, offensée de mon manque de sympathie, et pensant que je l’enviais. Je crois fermement qu’il n’en était rien. J’étais affligée pour elle, j’étais étonnée, dégoûtée de sa vanité et de son manque de cœur… Je me demandais pourquoi tant de beauté avait été donnée à qui en faisait un si mauvais usage, et refusée à quelques-unes qui en eussent fait un bienfait pour elles et pour les autres.

« Mais Dieu sait ce qu’il fait, me dis-je. Il y a, je pense, des hommes aussi vains, aussi égoïstes, aussi dénués de cœur qu’elle, et peut-être de telles femmes sont nécessaires pour la punition de ces hommes-là. »