Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/728

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait de faire autant de malheureux qu’elle pourrait parmi les jeunes gentlemen de sa connaissance, avant que son mariage l’eût rendue incapable de nouveaux méfaits de ce genre. C’est pour cela qu’avant de me confier le secret de son engagement, elle m’avait fait promettre de n’en parler à personne. Et quand je connus cela, quand je la vis se plonger plus avant que jamais dans les abîmes d’une coquetterie sans cœur, je n’eus plus aucune pitié pour elle. « Arrive ce qu’il voudra, pensai-je, elle le mérite. Sir Thomas ne peut être trop mauvais pour elle, et le plus tôt qu’elle sera mise hors d’état d’en tromper d’autres et de les rendre malheureux, sera le mieux. »

La noce fut fixée au premier juin. Entre cette date et le bal critique, il n’y avait guère plus de six semaines. Mais avec l’habileté raffinée et les efforts résolus de Rosalie, beaucoup de choses pouvaient s’accomplir dans ce temps ; d’autant plus que sir Thomas en passait la plus grande partie à Londres, où il était allé, disait-on, régler ses affaires avec son homme de loi et faire les autres préparatifs pour le mariage prochain. Il essayait bien de suppléer à son absence par un feu constant de billets doux ; mais ceux-ci n’attiraient point l’attention des voisins et ne leur ouvraient point les yeux comme des visites personnelles l’eussent fait ; et l’esprit de réserve hautain et aigre de la vieille lady Ashby l’empêcha de répandre la nouvelle, pendant que sa mauvaise santé l’empêchait de venir rendre visite à sa future belle-fille : de sorte que cette affaire fut tenue beaucoup plus secrète que ne le sont ordinairement ces sortes de choses.

Rosalie me montrait quelquefois les épîtres de son amoureux, pour prouver quel bon et dévoué mari il ferait. Elle me montrait aussi les lettres d’un autre, de l’infortuné M. Green, qui n’avait pas le courage de plaider sa cause en personne, mais qu’un refus ne pouvait décourager, car il écrivait lettre sur lettre ; ce qu’il se fût bien gardé de faire, s’il avait pu voir les grimaces que sa belle idole faisait sur ses émouvants appels à ses sentiments, et entendre son rire moqueur et les épithètes injurieuses dont elle l’accablait pour sa persévérance.

« Pourquoi ne lui dites-vous pas tout de suite que vous avez donné votre parole ? lui demandai-je.

— Oh ! je n’ai pas besoin qu’il sache cela, répondit-elle. S’il le savait, sa sœur et tout le monde le sauraient, et ce serait fini de ma… hem ! Et de plus, si je lui disais cela, il croirait