Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/91

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qu’il n’avait jamais été affectueux pour elle. Elle se rappelait, triste souvenir, le peu de semaines qu’elle avait passées auprès de lui quelque part dans une grande ville. Là, elle n’avait point de domestique pour l’habiller et prendre soin d’elle ; son père l’enfermait dans une chambre au grenier, sans tapis, avec un lit sans rideaux pour tout ameublement, puis il partait de bonne heure tous les matins, oubliait souvent de revenir pendant le jour lui donner à dîner, et le soir, lorsqu’il rentrait, il était comme un fou, furieux, terrible ; ou, ce qui était plus triste encore, comme un idiot, hébété, insensible. Elle savait qu’elle était tombée malade dans ce lieu, et qu’une nuit, lorsqu’elle était très-mal, il était entré furieux dans sa chambre, disant qu’il la tuerait, car elle était un fardeau pour lui. Ses cris avaient attiré du secours, et depuis le moment où elle avait été arrachée de ses mains, elle ne l’avait jamais revu, si ce n’est mort dans son cercueil.

Voilà quel avait été son père. Elle avait aussi une mère ; quoique M. Helstone ne parlât jamais de cette mère, quoiqu’elle ne se rappelât pas l’avoir vue, elle savait cependant qu’elle vivait. Sa mère avait donc été l’épouse de l’ivrogne : quelle avait été leur union ? Caroline, se détournant de la fenêtre d’où elle venait d’observer les sansonnets (sans les voir), d’une voix grave et d’un ton triste et plein d’amertume, rompit ainsi le silence.

« Vous appelez le mariage misérable, je suppose, d’après ce que vous avez vu de celui de mon père et de ma mère. Si ma mère a souffert ce que je souffris lorsque j’étais avec papa, elle doit avoir eu une vie affreuse. »

M. Helstone, ainsi apostrophé, tourna sur sa chaise, et regarda sa nièce par-dessus ses lunettes : il était abasourdi.

Son père et sa mère ! Qui est-ce qui lui avait mis dans la tête de parler de son père et de sa mère, dont jamais, pendant les douze ans qu’elle avait passés avec lui, il ne lui avait dit un mot ? Il ne pouvait s’imaginer que ses pensées avaient mûri d’elles-mêmes, et s’étaient portées sur le souvenir de ses parents.

« Votre père et votre mère ? Qui vous a parlé d’eux ?

— Personne ; mais je me rappelle ce qu’était mon père, et je plains ma mère. Où est-elle ? »

Ce : « Où est-elle ? » était venu sur les lèvres de Caroline cent