Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 1.pdf/409

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haut. Buffon fait de la synthèse ; il rapproche les organismes au lieu de les séparer. Le premier, dans l’étude des organismes vivants, il joint la synthèse à l’analyse ; le premier il montre que les sommets décrits par Tournefort et par Linné, que les genres et les espèces ne sont pas des formes isolées, mais que des liens nombreux les rattachent les uns aux autres en une chaîne partout continue, malgré ses innombrables anneaux. « Il semble que tout ce qui peut être, est, » dit-il dans son premier discours ; et il ne regarde que comme des objets conventionnels, œuvre de l’esprit humain, tous ces prétendus genres, classes, espèces, auxquels ses contemporains attribuent une existence réelle. « La nature, écrit-il, dans son discours sur l’Homme[1], n’a ni classes ni genres, elle ne comprend que des individus ; ces genres et ces classes sont l’ouvrage de notre esprit, ce ne sont que des idées de convention. »

J’entends quelque lecteur, trompé par l’apparence, objecter qu’en détruisant les classes, les genres, les espèces des naturalistes, pour y substituer les individus seuls, Buffon, au lieu de faire une opération synthétique pousse au contraire l’analyse jusqu’à ses dernières limites. Mais cette objection ne provient que d’une illusion d’optique. Il me suffira de rappeler que pour Linné et tous ses élèves, chaque espèce est entièrement indépendante de toutes les autres, immuable et produite par une création spéciale. C’est contre cette idée que Buffon proteste ; en rejetant l’espèce pour n’admettre comme réel que l’individu, il rétablit entre tous les organismes, entre toutes les espèces, les genres, les classes, etc., le lien que Linné avait brisé, puisqu’on sait que tout individu est issu d’un individu préexistant. Aussi écrit-il ailleurs[2] : « Ce n’est point en resserrant la sphère de la nature et en la renfermant dans un cercle étroit qu’on pourra la connaître ; ce n’est point en la faisant agir par des vues particulières qu’on saura la juger ni qu’on pourra la deviner ; ce n’est point en lui prêtant nos idées qu’on approfondira les desseins de son auteur. Au lieu de resserrer les limites de sa puissance, il faut les reculer, les étendre jusque dans l’immensité ; il faut ne rien voir d’impossible, s’attendre à tout et supposer que tout ce qui peut être est. Les espèces ambiguës, les productions irrégulières, les êtres anomaux, cesseront dès lors de nous étonner et se trouveront aussi nécessairement que les autres dans l’ordre infini des choses ; ils remplissent les intervalles de la chaîne ; ils en forment les nœuds, les points intermédiaires ; ils en marquent aussi les extrémités. Ces êtres sont pour l’esprit humain des exemplaires précieux, uniques, où la nature paraissant moins conforme à elle-même, se montre plus à découvert ; où nous pouvons reconnaître des caractères singuliers et des traits fugitifs qui nous indiquent que ses fins sont bien plus générales que nos vues, et que, si elle ne fait rien en vain, elle ne fait rien non plus dans les desseins que nous lui supposons. »

  1. De la nature de l’homme, t. XI, p. 5.
  2. Histoire du cochon et du sanglier, t. VIII, p. 572.