Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 1.pdf/480

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par le nombre dans toutes celles qu’elle a réduites au petit, ou qu’elle a laissées sans forces, sans armes et sans courage : et non seulement elle a voulu que ces espèces inférieures fussent en état de résister ou durer par le nombre, mais il semble qu’elle ait en même temps donné des suppléments à chacune, en multipliant les espèces voisines. Le rat, la souris, le mulot, le rat d’eau, le campagnol, le loir, le lérot, le muscardin, la musaraigne, beaucoup d’autres que je ne cite point parce qu’ils sont étrangers à notre climat, forment autant d’espèces distinctes et séparées, mais assez peu différentes pour pouvoir en quelque sorte se suppléer et faire que, si l’une d’entre elles venait à manquer, le vide en ce genre serait à peine sensible ; c’est ce grand nombre d’espèces voisines qui a donné l’idée des genres aux naturalistes ; idée que l’on ne peut employer qu’en ce sens, lorsqu’on ne voit les objets qu’en gros, mais qui s’évanouit dès qu’on l’applique à la réalité, et qu’on vient à considérer la nature en détail. » Dans son mémoire sur les mulets, il pose cette question[1] :

« Les espèces faibles n’ont-elles pas été-détruites par les plus fortes ou par la tyrannie de l’homme, dont le nombre est devenu mille fois plus grand que celui d’aucune espèce d’animaux puissants ? »

Buffon et la sélection naturelle. Dans son mémoire sur les animaux communs aux deux continents, il fait à cette question la réponse suivante, dans laquelle se trouve en germe toute la théorie de la sélection naturelle : « Les animaux ne sont à beaucoup d’égards que des productions de la terre ; ceux d’un continent ne se trouvent pas dans l’autre ; ceux qui s’y trouvent sont altérés, rapetissés, changés souvent au point d’être méconnaissables : en faut-il plus pour être convaincu que leur forme n’est pas inaltérable, que leur nature, beaucoup moins constante que celle de l’homme peut se varier et même se changer absolument avec le temps, que par la même raison, les espèces les moins parfaites, les plus délicates, les plus pesantes, les moins agissantes, les moins armées, etc., ont déjà disparu ou disparaîtront. »

De toutes ces citations, il ressort bien clairement la preuve de ce que j’ai affirmé plus haut que Buffon avait une connaissance exacte des faits qui ont servi de base à la théorie de Darwin et qu’il avait conçu très nettement l’idée que le savant Anglais devait développer cent ans plus tard sous le nom de « lutte pour l’existence ».

Mais Buffon ne voyait d’autre conséquence à cette lutte que la destruction des individus ou des espèces « les plus faibles et les moins armés » et la persistance des individus ou des espèces les plus forts et les mieux armés ; parmi ces armes il faisait figurer non seulement la force physique et l’intelligence, mais encore la rapidité de la multiplication. Ce qui est l’une des vues les plus exactes qu’il ait formulées.

  1. Buffon, t. IV, p. 523.