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CHRONIQUES

un mugissement frappe mon oreille ; je crois que c’est le sifflet de la vapeur et que j’arrive dans un port quelconque. … c’était un grand bœuf, immobile près d’une clôture, debout avec le jour et assistant sans se déranger de son lit au spectacle ravissant, délicieux, indescriptible de l’aurore sur les coteaux.

Eh bien ! le croiriez-vous ? Je fus jaloux de cet animal. Est-il en effet rien de plus enviable que de pouvoir assister tous les jours, sans frais ni démarches, à la radieuse apparition du soleil, à l’épanchement lent de la fraîche lumière du matin sur les collines dont les versants se perdent au loin dans une ombre affaiblie ? Je sentis que j’avais du bœuf en moi et je m’arrêtai, la narine frémissante, l’œil dilaté, avec une envie incroyable de beugler à mon tour.

Cet épisode de ma vie agreste manque peut-être d’intérêt pour le lecteur ; je le plains. Qu’il aille voter si bon lui semble, moi je mugis ; qu’il crie comme un pendu à l’appel nominal ou coure au poll dans des flots de poussière ; moi, je me lèverai tous les matins à cinq heures et je gravirai les coteaux pour me confondre avec les bêtes à cornes communément appelées vil bétail. C’est désormais là toute mon ambition, à part les courtes heures que je réserverai aux chroniques.