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CHRONIQUES

dans les profondeurs de l’obscurité. Rien ne troublait le calme de la nature, et je crus mettre le pied dans l’infini en touchant cette plage déserte.

Le quai a six arpents de longueur, et là où il commence, sur le rivage, se trouve une maison en pierre complètement rebâtie depuis le tremblement de terre d’octobre 1870. Cette maison prend le nom d’hôtel des Éboulements ; elle est seule au bord de l’eau en face de l’immensité. J’arrive, je frappe, je frappe, je frappe encore ; au bout de dix minutes, une fenêtre de la mansarde s’entr’ouvre : « Qui est là ? » demande une voix rauque comme l’imprécation d’un pécheur. « Moi réponds-je, moi seul au monde. — Bien, je descends, » reprend la voix.

Un quart d’heure après, on m’ouvrait une porte qui semblait scellée dans le mur. J’entre ; une atmosphère étouffante ; des doubles-croisées partout ; je veux en ouvrir une et je m’épuise dans des efforts inutiles. « Depuis le tremblement de terre, me dit la voix, on n’ouvre plus les fenêtres. — Est-ce que vous avez peur qu’il entre ? » m’écriai-je en me pendant de nouveau à l’espagnolette de la croisée. — « Non, mais c’est pour mieux tenir le mur. — Au moins, laissez la porte ouverte, car je ne puis pas passer la nuit dans ce brasier. — Ah ! monsieur, » reprit la voix sortant comme d’une caverne profonde, « les loups-garous ! vous ne pensez donc pas aux loups-garous !… »

Entre le tremblement de terre et les loups-garous, pas d’issue possible ; il fallut me résigner à avaler jusqu’au jour des exhalaisons de « bottes indiennes » et de chaussettes de pêcheur. Je voulus alors me rejeter sur le thé et j’en demandai une tasse. On fit un peu de feu,