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CHRONIQUES

une heure cette horloge éternelle que personne ne monte et qui ne retarde jamais.

Demain, qui sait ? Ce sera la pluie, ce sera le nordest avec ses froids brouillards couvrant la côte et se répandant sur le fleuve comme un océan superposé de vapeurs glaciales. La rive nord du Saint-Laurent est tout ce qu’il y a de plus inhumain. Sur une étendue de quarante lieues mincement habitées, à partir de Sainte-Anne, ce ne sont que des côtes qui plongent dans des abîmes et remontent aux nues. « Le bon Dieu n’a vidé son sac que par escousses, » me disait un habitant qui me menait en calèche dans ces interminables plongeons des Laurentides ; « c’est pas fait pour des hommes, ce pays cite, c’est bon rien que pour des sauvages et des nations. » Rochers, gorges, chemins empierrés se précipitant et rebondissant, voilà la rive nord de la Baie Saint-Paul à Tadoussac. On met une journée à faire six lieues et l’on saute constamment ; cela vaut le mal de mer. Aucune dyspepsie n’y peut tenir, mais aussi l’on arrive comme du café moulu sortant de l’engrenage ; le postillon qui conduit la malle dans ce pays est tout bossué comme un vieux tambour ; les os lui sortent du corps et il a une épaule qui lui bat constamment sur l’occiput. Quant aux jambes, il n’en a plus ; ce sont des allongements mécaniques qui obéissent à tous les accidents de terrain et qu’il ne peut contrôler. On ne voyage en somme dans ces régions que pour arriver au paradis, puisque c’est le chemin qui y mène.

Vous ne sauriez croire tout ce qu’il y a d’étrangers venus, cette année, de toutes les parties de l’Amérique