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CHRONIQUES

millions de fois plus grands que la terre, qui lui apparaissent comme dans une soucoupe. C’est surtout sur l’eau que le ciel est grand ; entre deux abîmes, l’homme juge et sent mieux la profondeur de la création ; Dieu lui apparaît plus visible, plus éclatant ; il se manifeste dans toute la liberté de sa puissance, et chaque bouffée d’air, qui arrive comme un torrent dans les poumons, est une révélation partielle de l’infini.

9 h. du soir.

J’ai réussi à former une partie de whist ; mais au moment de prendre les cartes, le cœur me monte aux lèvres ; le vent qui souffle à l’encontre de la marée soulève une houle intérieure dans mon thorax. Néanmoins, je tiens bon ; il est absurde de vomir sur l’atout. Ce qu’il faut d’énergie en ce moment rien que pour marquer mes points est incroyable. Ici, je constate que l’homme est bien le roi de la nature. Gagner un rubber dans le tangage, c’est être au-dessus des éléments.

11 h. du soir.

Entre les deux mon cœur balance. Est-ce à droite ou à gauche que je vais déborder ? Tribord et bâbord me tendent les bras tour à tour. Ô thorax ! tu n’as donc pu contenir le flot montant de mes nausées ! Mais quoi ! qu’est-ce à dire ? qu’y a t-il ? Borée s’apaise, la vague s’allonge et s’abat, et sur le dos aplani de la prairie liquide, le Secret s’avance comme un héros antique, inébranlé, inébranlable. C’est que la marée change et que le vent est avec elle ; ainsi, tout est contraste dans la nature ; une loi succède à une autre, et de ce con-