Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/299

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reine des arts et de la pensée dont le nom rayonne sur le monde, éblouissant les imaginations. Je ne le connaissais pas encore et, déjà, j’aurais voulu l’ignorer toujours ; de toutes les figures qui passaient, pas une qui me fut connue… pas une main à serrer dans la mienne !…

Alors le regret amer, le remords déchirant pénétrèrent en moi. Il me vint en souvenir les vieilles forêts d’Amérique où j’avais tant rêvé, les rives profondes du grand fleuve où souvent j’avais bercé avec les flots mes joyeuses pensées d’avenir. Je me rappelai mes amis et mon cœur vola vers eux sur un flot de larmes ; je les nommai tous, je leur parlai ; un instant je fus emporté près d’eux, mais, l’instant d’après, l’affreuse réalité retomba sur moi de tout son implacable poids…

Il était tard quand je rentrai à mon hôtel. On avait retardé les formalités de police ; on me demanda mon nom, mon état, ma dernière demeure, et quand j’eus tout fait connaître, on me pria de payer un mois d’avance ; je payai et il me resta trente francs.

Trente francs ! et après ? J’oubliai que je n’avais pas dîné ce jour-là. Tout était si changé dans mon existence que ces vulgaires soucis me semblaient désormais étrangers. Ah ! s’il en était ainsi !… Je montai à ma chambre, je m’assis en soupirant et me mis à réfléchir. En ce moment-là j’étais très faible, la lassitude avait succédé à l’accablement. Mais le ciel m’a donné une nature élastique, prompte à la réaction, vite abattue, plus vite encore relevée. Je sentis de nouveau mon sang s’animer, j’eus honte de tant de faiblesse et, m’arrachant à ma torpeur, je me mis à