Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/344

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est accablant, et je ne comprends pas pourquoi les gens ne s’évitent pas soigneusement aujourd’hui plutôt que de se féliciter d’avoir encore cette besogne à accomplir pendant toute une année.

Connaissez-vous rien de plus assommant que cette habitude de se plâtrer en règle les uns les autres, et sur le même ton, une fois par année ? Tout le monde l’exècre et cependant tout le monde la suit. Mais que dire de ceux qui, non contents de faire cent visites à leurs amis et connaissances, en font cinquante autres à ceux qu’ils ne connaissent même pas, dans l’espoir d’être invités à leurs bals ou soirées du carnaval ? qui choisissent précisément le jour où le nombre des amis vous accable pour y ajouter celui des inconnus ? Oh ! Dieu bon ! heureusement que vous n’êtes pour rien là-dedans. Ce sont les hommes qui ont divisé les années ; vous qui êtes éternel, vous ne connaissez pas ces distinctions qui nous mènent au supplice avec des gants lilas et des cravates neuves. Vous durez toujours, et nous, pour nous consoler de ne durer qu’un temps, nous avons inventé la bonne année, comme si une année valait mieux qu’une autre.

Allons ; puisqu’il faut grimper toujours le même rocher comme Sisyphe, grimpons. La vie est un promontoire ; quand on est rendu au sommet, on meurt ; c’est là une petite consolation, mais ça n’en est pas moins une, car alors on n’a plus à recommencer. Il est triste tout de même de finir comme cela ; mais, puisque c’est la loi, soumettons-nous. Dura lex, sed lex. Si quelqu’un aujourd’hui, madame, vous parle latin, dites-lui qu’il s’est inspiré du Chroniqueur. Vous n’y comprendrez pas un mot, mais j’en serai fier