Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/386

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humaine est-elle comprimée dans une sphère étroite et forcée de subir les étreintes de traditions invariables.

Voilà deux ans passés que je dis la même chose sur Québec, et Dieu sait combien longtemps encore on le dira après moi. Mais je ne me lasserai pas quand bien même je lasserais tout le monde ; je suis plus énervé encore que mon lecteur, mais j’irai jusqu’au bout. Si vous voyiez comme moi tout ce qu’il y a d’étroitesse et de lésinerie, jusque dans les détails les plus ordinaires, si vous étiez témoin journalier de cette façon de vivre retenue des petits bourgeois de France, si, comme moi, vous aviez été enfermé durant trois hivers consécutifs dans ce tombeau de glace, coupé du reste du monde, battu par l’infatigable nord-est, abasourdi par les cancans de milliers de langues jeunes et vieilles, vous seriez pris de cruels accès d’hydrophobie et vous mangeriez de vos compatriotes.

Heureux ceux qui peuvent s’échapper ! j’envie tous les Canadiens qui émigrent et qui peuvent gagner soixante à quatre-vingts dollars par mois aux États-Unis. Hier, il en arrivait trois cents dans le même train, venus des paroisses d’en bas ; on a beau répéter au peuple qu’il y a toute espèce de grandes entreprises publiques en perspective, que les chemins de fer, les canaux, les havres, les routes vont donner de l’emploi à des milliers d’ouvriers, c’est comme si l’on chantait un refrain chimérique. Des salaires qui, il y a quelques années, eussent retenu chez nous toute une population industrieuse, sont aujourd’hui regardés comme une misère : « Nous gagnons le double aux États-Unis ; »