Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/40

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pays qui avoisinent le leur ; ils voyaient moins pour le plaisir que pour connaître et comparer : à leurs yeux, perdre du temps n’a pour ainsi dire rien d’humain, et, tout en prenant du repos, ils se meublent la mémoire de tout ce qui peut lui être utile ou avantageux. Voyez leurs femmes, leurs filles en voyage ; toujours un livre à la main ; aussi jamais vous ne les prenez au dépourvu sur quelque sujet que ce soit. Quelles charmantes et faciles causeuses, et quelle conversation intéressante que la leur ! À ma table, il y en a deux ou trois qui font à elles seules tous les frais de la causerie, et, moi qui suis un bavard, je désespère de placer un mot. Ajoutez à cela qu’elles sont presque millionnaires… oh ! voilà le danger. Chut ! je méprise le métal… parce que je ne le connais pas ! C’est toujours ainsi.

À la table d’à côté, ce sont des Anglaises ; celles-là ne parlent pas de trop, c’est dérogatoire. Quand on a de la dignité, on n’a pas de langue ; ces Anglaises n’ouvrent les lèvres que pour introduire une bouchée précieusement, comme si elles se faisaient une opération à la gencive ; du reste, irréprochables, droites comme des fioles, avec mille louis de revenus. Il y a peu d’hommes ici, et les dames se montrent rarement ; elles sont comme effrayées de la solitude du grand hôtel : le jour, tout le monde reste chez soi ; mais le soir, il y a foule sur le trottoir. Ce n’est pas encore le temps du carnaval ; dans quinze jours, le bal incessant commencera et l’hôtel sera comme un vaisseau dans la tempête. Dans quinze jours je serai déjà loin ! J’aurai été au Saguenay, à Kamouraska, à la Malbaie, que sais-je ? Peut-être même que je ne serai plus, tout cela pour les lecteurs du Pays qui se moqueront de moi si je péris en route.