Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/54

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l’estomac de Willy avec un fracas qui devenait menaçant ; une dégringolade continue, mêlée de soupirs, nous révélait l’abîme sans bornes qui se creusait en lui. Enfin le pauvre homme s’affaissa, et, d’une voix altérée, il me demanda si j’aimais la pêche, que c’était la bonne heure pour prendre du poisson, et que son fils Maltus me conduirait.

Je partis d’un éclat de rire tellement sonore que le ventre de Willy, semblable aux cavernes de la montagne, se remplit d’échos et fit entendre des mugissements : « Maltus, Maltus, m’écriai-je, ô pêcheur antique, prends ta nacelle, voguons sur l’onde azurée, mais parle bas, parle bas, jette tes filets en silence… » et, entonnant la barcarole si connue de la Muette de Portici, je me dirigeai vers le lac.

« Mais, papa ! » s’écria à son tour Maltus, le dernier des Romains, « moi, non plus, je n’ai pas soupé ; monsieur, il n’y a pas de truites du tout dans le lac en ce moment, il n’y a que des goujons, et c’est le matin qu’est le meilleur temps pour les prendre. »

Willy se leva avec une colère pareille au rugissement d’un troupeau de buffles, et il allait s’élancer sur Maltus, lorsque, retrouvant tout à coup l’amour du prochain perdu dans mon assiette, je l’arrêtai en l’assurant que j’aimerais mieux pêcher le jour, et qu’il était temps pour lui et sa famille de souper.

Un soupir parti du fond des entrailles du pauvre affamé, et en même temps un regard, un regard qui disait « souper, souper ! mais avec quoi ? » glissa dans ses yeux, et il chercha sa femme.

Celle-ci arrivait juste en ce moment, les mains pleines d’une nouvelle couvée qu’elle venait de découvrir.