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CHRONIQUES

louche, de diables galopant dans les fossés ou entrant dans les maisons sous la forme de chats noirs, de serpents magiques traversant les chemins la nuit, de mèches de crin jetant des sorts et toujours deux individus qui ont vu ces prodiges et qui s’appuient mutuellement dans leur narration.

L’un renchérit sur les frayeurs de l’autre et apporte au récit le poids de ses propres terreurs. Les anciens surtout connaissent des espèces innombrables de lutins ; ils causent avec eux, ils ont vu au moins une fois le diable courir le long des clôtures et s’arrêter devant certaines maisons dans des postures rien moins que… surnaturelles… pour les ensorceler peut-être. « Pourquoi, dis-je à l’un des bons habitants qui me racontaient tous ces prodiges, pourquoi vous laissez-vous aller à toutes ces imaginations ? — Mais je crois que vous êtes un apostat, me répondit-il ; notre curé qui a encore chassé le diable, il y a deux mois, chez la fille à Martin qui se faisait battre par lui tous les soirs à sept heures ! » Je ne trouvai rien à répondre, et j’admirai la douce innocence de ces campagnes que le diable a choisies pour venir prendre de l’exercice. On comprend que la superstition puisse établir son empire au sein de cette nature profonde, mystérieuse, terrifiante, pleine de l’inconnu et de l’infini, qui pèse sur l’imagination et augmente encore la faiblesse humaine.

Les immenses amphithéâtres des Laurentides, qui s’échelonnent à perte de vue dans un lointain insaisissable, ont quelque chose de formidable qui surprend le regard même le plus intrépide. Souvent on ne peut en distinguer les cimes confondues avec les vapeurs de l’air ; elles grandissent sans cesse et semblent sortir les